Sans-abri : briser les clichés d’une humanité sans choix

8/25/2025

En France, plus de 300 000 personnes vivent sans domicile selon La Fondation pour le logement des défavorisés (ex-Fondation Abbé Pierre). Si le grand public imagine encore souvent un homme seul, âgé et inactif, la réalité est bien plus diverse : près d’un quart des sans-abri travaillent, et plus d’un tiers sont des femmes. Pourtant, une même idée reçue persiste : parce qu’ils vivent dans la rue, ils devraient accepter toute aide sans condition.

Des stéréotypes qui collent à la peau


« Moi, j’ai envie de vous dire qu’il n’y a pas de profil type, et c’est ça, peut-être, la complexité aussi des choses », affirme Prisca Berroche, déléguée générale de La Cloche. « Il n’y a pas de garde-fous particuliers pour ne pas tomber dans la rue quand la situation est celle qu’elle est. »

Et les chiffres corroborent cette diversité : selon le Samusocial, 24 % des personnes sans domicile ont un emploi, dont 17 % en CDI. Par ailleurs, un rapport du Sénat indique que 120 000 des 330 000 sans domicile sont des femmes, ce qui représente 40 à 45 % des personnes sans abri hébergées par l’État, et environ 3 000 femmes et autant d’enfants dorment chaque nuit dans la rue.

Une statistique qui contredit de plein fouet l’image tenace du “SDF solitaire” et montre l’urgence de reconsidérer le sans-abrisme comme un phénomène multiple, traversant toutes les couches sociales.

"Parce qu’elle est dans la rue, on considère qu’elle n’a pas son propre libre-arbitre, qu’elle n’a pas ses propres envies, qu’elle n’a pas ses propres interdictions alimentaires" - Prisca Berroche

Refuser une aide ne veut pas dire ingratitude


Une polémique récente sur les réseaux sociaux illustre ce rapport biaisé : une personne à la rue avait refusé un sandwich, déclenchant l’indignation de l’offrant. Prisca répond sans détour :
« Parce qu’elle est dans la rue, on considère qu’elle n’a pas son propre libre-arbitre, qu’elle n’a pas ses propres envies, qu’elle n’a pas ses propres interdictions alimentaires, etc. En fait, le plus simple, c’est d’aller voir la personne dehors et de lui dire : je vais à la boulangerie, est-ce que vous avez besoin de quelque chose ? »

Avec Le Carillon, le réseau de plus de 1 300 commerces solidaires, chacun peut choisir. « Là, ça permet vraiment de se dire, dans les plats suspendus ou ce qui reste de la journée, qu’est-ce qu’il y a ? Je vais choisir ce que je préfère et ce que j’ai envie de manger. »

Au-delà de l’alimentaire, c’est la question de la dignité qui se joue. Pouvoir refuser, dire non, choisir un produit plutôt qu’un autre, ce n’est pas une marque d’ingratitude : c’est l’exercice du libre arbitre, un droit fondamental trop souvent nié aux personnes vivant dehors.

« À la rue, on vous enlève jusqu’au droit de dire non. » - Kardidjatou

Un quotidien rythmé par l’errance… et la résilience


Kadidjatou, mère d’un enfant, incarne cette réalité. Arrivant en France sans papiers, elle a connu squats et hôtels sociaux. Elle se souvient de la gêne qu’elle éprouvait face aux colis alimentaires standardisés :
« Quand on tend un colis déjà fait, on se sent invisible. Une fois, j’ai dû refuser parce qu’il y avait du porc et que je n’en mange pas. On m’a regardée comme si j’étais ingrate. »

Malgré aujourd’hui un hébergement stable, elle garde cette douleur : « À la rue, on vous enlève jusqu’au droit de dire non. »

Son témoignage révèle combien l’errance déshumanise et enlève à chacun des droits aussi élémentaires que l’alimentation choisie, l’intimité ou la possibilité d’organiser son temps. Et pourtant, chaque jour, beaucoup développent une forme de résilience : entraide entre sans-abri, petits boulots, débrouille... Une résistance invisible qui reste largement ignorée dans le débat public.

Le lien social avant tout


La Cloche mise sur le lien social, plus encore que sur l’aide matérielle. Prisca l’explique ainsi : « Notre rôle, c’est de créer des espaces de rencontre où chacun peut se sentir légitime, où les personnes de la rue retrouvent leur place de voisin·e. »

Ateliers d’écriture, yoga, karaokés ou pétanque : ces activités décloisonnent l’image trop souvent figée de la personne sans abri. Elles rappellent que ces personnes sont aussi en capacité de proposer, partager, rire, participer.

Ce choix n’est pas anodin. Là où beaucoup d’associations se concentrent sur la réponse humanitaire d’urgence, La Cloche insiste sur la dimension relationnelle, convaincue que la réinsertion sociale ne se fait pas uniquement par le logement ou l’emploi, mais aussi par la reconnaissance mutuelle.

« Elles vivent le quartier, elles habitent les rues, elles ont autant de légitimité que les autres à donner leur avis » - Prisca Berroche

La rue, un espace de voisinage aussi


Replacer les personnes sans abri dans la vie du quartier est une autre dimension clé de l’action de La Cloche : « Elles vivent le quartier, elles habitent les rues, elles ont autant de légitimité que les autres à donner leur avis », affirme Prisca.

Concrètement, cela passe par des projets participatifs où les habitants, qu’ils soient logés ou non, imaginent ensemble des activités locales. Cette logique de “voisinage” déconstruit les clivages habituels entre “aidants” et “aidés”.

La gouvernance de l’association suit la même ligne : « On a un tiers de notre conseil d’administration qui est composé de personnes qui sont ou qui ont été à la rue. »

Ainsi, la parole des personnes concernées n’est pas seulement écoutée, elle est institutionnalisée, ce qui reste rare dans le milieu associatif.

Changer les regards : un travail collectif


Au-delà des actions de terrain, La Cloche agit pour transformer les mentalités. Prisca le dit clairement : « Notre objectif, c’est que les personnes, déjà, connaissent mieux la grande précarité, ce que ça veut dire, ce que c’est concrètement, qu’est-ce que ça veut dire d’être dans la rue, qu’est-ce que font les gens dans la rue. »

C’est le sens de la fresque de la rue, un outil pédagogique inspiré de la “fresque du climat”. Elle met en lumière les causes du sans-abrisme : perte d’emploi, violences conjugales, rupture familiale, migration forcée, mais aussi ses conséquences invisibles, comme l’isolement, la perte de droits civiques ou les violences subies.

Présentée dans les entreprises, écoles et festivals, elle pousse à réfléchir sur le rôle de chacun dans la lutte contre les exclusions.

Une mortalité tragiquement précoce


La rue tue, et elle tue jeune. En 2023, 735 personnes sans domicile sont mortes en France, à 49 ans de moyenne d’âge, soit 30 ans plus tôt que la population générale. En 2022, elles étaient déjà 624. Ces données, issues du collectif Les Morts de la rue, ne reflètent qu’une partie de la réalité : de nombreux décès ne sont jamais comptabilisés.

À ces chiffres s’ajoutent des conditions de vie extrêmement dégradées : problèmes de santé chroniques, violences subies, exposition aux intempéries. La rue devient un accélérateur de vieillissement. Comme le résume un membre du collectif : « Trois mois dehors, c’est trois ans de vie en moins. »

Une situation qui rappelle que la question n’est pas seulement sociale mais aussi sanitaire.

En dépit des actions innovantes comme celles de La Cloche, la réponse publique reste lacunaire. Le Sénat souligne que malgré 203 000 places d’hébergement d’urgence, le dispositif est saturé et souvent inadapté : hôtels insalubres, centres éloignés, hébergements sans accompagnement.

Pour beaucoup, l’accès à un logement pérenne reste hors de portée, malgré la loi DALO qui garantit en théorie le droit au logement.

Dans ce contexte, réaffirmer le droit de choisir et de participer à la vie collective n’est pas un supplément d’âme, mais une urgence démocratique. Le combat contre le sans-abrisme ne se limite pas à ouvrir des lits d’urgence : il suppose aussi de reconnaître à chacun une place de citoyen à part entière.